Facebook, nouveau safe
space[i] lesbien
?
By Eléa
Quarante ans après l’une des plus grandes arrestations de
masse d’homosexuels au Québec au TruXX, un bar gay montréalais, il est
intéressant d’observer le rôle des bars dédiés à la communauté LGBTQ+ dans la
ville moderne. Plusieurs autrices occidentales décrivent le processus de
gentrification qui permet aux homosexuels de s’étendre sur l’espace urbain,
tandis que leurs homologues féminines voient leur espace se réduire. Ainsi, ces
vingt dernières années, les bars lesbiens disparaissent progressivement en
Amérique du Nord. Montréal[ii], San Francisco,
New Orleans ne comptent plus de bars lesbiens, et New York et Washington DC[iii]
en abritent seulement un chacune. Les lesbiennes n’ont pourtant pas disparu –
il est donc intéressant de se demander quels sont les nouveaux espaces qui
leurs sont accessibles.
La technologie ouvre de nouvelles portes aux homosexuels
pour se retrouver, échanger, communiquer, se rencontrer, ou en apprendre plus
sur leur communauté. Les réseaux sociaux sont-ils ainsi devenus de nouveaux
espaces virtuels, remplaçant les espaces physiques dédiés aux
lesbiennes ? Cependant, à l’instar des répressions dans les bars du siècle
dernier, une « police de la moralité » virtuelle sévit sur la toile. Le
but de cet essai n’est pas d’ériger Facebook en sauveur ou en tortionnaire
virtuel, mais bien de comprendre les dynamiques que le réseau social crée, en
tant que nouvel espace incontournable pour les femmes homosexuelles.
Le raid au TruXX de 1977 : définir et comprendre
l’espace
Un article de la Gazette de
Montréal qui date du 24 octobre 1977 nous relate une descente policière dans un
bar gay de la ville, le Truxx, où 145 personnes ont été arrêtées pour leur
présence dans une « maison de débauche » et 8 pour « grossière
indécence »[iv]. Cet
article est particulièrement intéressant car il nous permet à la fois de
comprendre le rôle des bars et des espaces homosexuels, d’observer le processus
de création des safe spaces, mais
aussi d’entrevoir les obstacles auxquels un tel processus peut être confronté.
Il est important d’étudier les espaces physiques et géographiques avant
d’aborder les espaces virtuels.
Tout d’abord, à travers le grand
nombre de personnes arrêtées, l’article nous permet de comprendre l’importance
des bars gay à l’époque, qui étaient
très fréquentés. Il rappelle également l’évolution de la législation de l’homosexualité :
cela fait peu de temps qu’elle a été décriminalisée et dépénalisée – en effet,
il faudra attendre deux mois après cette arrestation de masse pour que la
Charte québécoise des droits et des libertés de la personne soit réformée et
interdise les discriminations basées sur l’orientation sexuelle. Enfin, l’article
reprend les insultes des manifestants le lendemain à l’égard des
policiers : « Gestapo » et « chiens fascistes ». Ces
insultes traduisent la peur des montréalais d’être réprimés par une forme de
totalitarisme idéologique, une entrave à leur liberté sexuelle. Or, dans une
démocratie, la remise en question des limites de libertés imposées par l’état
est primordiale.
Ces trois informations nous
permettent de comprendre le rôle que le bar jouait comme espace sécuritaire, où
une partie de la communauté LGBTQ+ pouvait se retrouver en se sentant à l’abri
d’une société qui les marginalisait et punissait leur sexualité en affirmant
son identité ; il s’agissait également d’un lieu de festivité et de
rencontre, et d’opposition et de liberté politique où on bravait l’interdit et
on remettait en question la loi. Podmore utilise trois verbes simples pour
décrire le rôle de tels espaces et la visibilité qu’ils permettent :
« dépeindre, militer et éduquer »[v].
Pour affiner notre définition d’un safe
space, nous pouvons nous pencher sur la fonction que Nadine Cattan et Anne Clerval
attribuent aux bars lesbiens : « il faut reconnaître à ces lieux une
forte dimension émancipatrice où les lesbiennes se sentent à l’abri des
discriminations et violences et où elles construisent une forme de résistance
face à une société hétéronormative et patriarcale »[vi].
Cet article permet également de
comprendre les entraves posées par la loi et la société à l’établissement de
tels espaces. Christopher Bain et Steve Kowch évoquent l’escouade de la moralité, une branche de la police datant de 1909[vii]
spécialisée dans les crimes liés à la prostitution et la drogue et qui a dirigé
l’opération dans le bar homosexuel. L’article fait également mention de tests
de maladies vénériennes sur les hommes arrêtés, et explique que la police était
armée car elle était effrayée de faire face à des braqueurs armés, soutenant
que beaucoup sont homosexuels. Cette association systématique entre
homosexualité et maladies ou activités criminelles et violence, de la part des
représentants même de la loi, participait à contrer la formation d’espaces
homosexuels.
Facebook,
un safe space ?
Chetcuti déclare qu’« en aidant à se
retrouver autour d’une culture identitaire commune, l’échange numérique fonde
souvent les premières sociabilités amicales et affectives lesbiennes »[viii],
associant déjà espace virtuel à l’homosexualité féminine.
Lors de la création d’un profil
sur une application de rencontre, les utilisateurs doivent automatiquement le
lier à leur compte Facebook – c’est le cas de Tinder, Happn, Bumble, etc.
Facebook donne accès à de telles applications et calcule à base d’algorithmes –
qui prennent en compte les goûts musicaux, les amis communs, etc. des
utilisateurs – leur données. Le réseau social est devenu un véritable vecteur
de rencontres. De plus, Facebook rassemble des milliers de communautés à
travers des pages et de groupes, qui peuvent permettre d’établir des
communications au sein de la communauté LGBTQ+. Des évènements peuvent aussi
être organisés sur le réseau social. Facebook peut donc permettre soit de transcender
la distance géographique à travers des liens virtuels, soit de « pallier
(…) la méconnaissance de réseaux existant concrètement (bars, boîtes,
associations) »[ix].
La plateforme permet également de
diffuser des vidéos et des contenus gay-friendly,
qui atteignent les personnes qui font partie de la communauté comme celles qui
lui sont étrangère. Ce pouvoir de diffusion, allié à un zeste de pédagogie,
peut informer, sensibiliser, et ouvrir le dialogue avec le reste de la société.
Par ailleurs, Facebook a ajouté
des filtres aux photos de profil, une option de « réaction » avec un
drapeau multicolore durant la Gay Pride. Ces options permettent de penser que
Facebook contribue à normaliser – célébrer ? - l’homosexualité plutôt que
de la réprimer. A travers cette position, et de par le rôle des réseaux sociaux
en général, Facebook permet un affranchissement politique –bien que limité - et
ouvre un débat social constructif. Or, nous l’avons vu, l’une des définitions
du safe space, c’est l’émancipation
et la résistance sociales.
À travers son partenariat avec des
applications de rencontre, sa propension à diffuser des contenus et rassembler
des communautés, et à travers la création de multiples options et outils qui
donnent une certaine visibilité à la communauté LGBTQ+, et à travers le débat
politique que le réseau social encourage, on peut dire que Facebook est un
nouveau safe space.
Le
géant bleu – une nouvelle forme de police de la moralité ?
Dans notre
première partie, nous avons vu que les restrictions sociales entravaient la
création des safe spaces
physiques ; on peut donc imaginer qu’il en va de même pour les cyber
espaces. Il est particulièrement intéressant de voir le double-visage de
Facebook dans cette situation : s’il est un safe space, il abrite également sa propre escouade de la moralité.
Bien que nous ayons vu les
avantages à lier son compte Facebook à des applications de rencontre, cette
connexion permet au réseau social de collecter une quantité colossale de données
privées sur chaque individu[x], y compris
ses préférences sexuelles. Les récentes fuites massives de données privées d’utilisateurs[xi],
ainsi que les coming out accidentels
dévoilés par le réseau social en 2013[xii],
nous montrent de manière dramatique où cette accumulation de data peut mener - la limite entre public
et privé est brouillée.
De plus, la visibilité accrue et
le regroupement de communautés marginalisées peut permettre aux oppresseurs de
cibler leur discrimination et leur violence. Ainsi, sous les contenus vidéo
traitant de l’homosexualité, on peut souvent lire la perpétuation de
stéréotypes ou des commentaires désobligeants – au bout de ce spectre de
réactions, il y a bien sûr le cyberbullying,
ou harcèlement virtuel.
Pour conclure, nous avons vu qu’alors
que les bars lesbiens se raréfient et disparaissent, un nouveau type de safe space s’est développé pour les
lesbiennes : les espaces virtuels. Le réseau social Facebook en particulier
remplit toutes les fonctions des bars d’antan : la socialisation et la
stimulation de rencontres, l'affirmation et l’expression de l’identité
homosexuelle, la diffusion d’information, l’émancipation politique, la création
d’une communauté. Cependant, l’accumulation de données personnelles, la
disparition de la limite entre privé et public, et la nature même de la
plateforme peuvent également accroître la vulnérabilité de ses utilisateurs –
c’est d’autant plus le cas s’ils font partie de groupes discriminés. Cette
nuance ne remet pas en doute le nouvel espace que se sont créé les lesbiennes,
mais rappelle plutôt qu’aucun espace ne sera complètement safe tant que ces femmes[xiii]
et leur sexualité ne seront pas acceptées politiquement et socialement.
[i]
L’expression non traduite a été préférée, bien qu’on entende parfois
« espace sécuritaire », car le terme en français est plus flou et
dépourvu des connotations et liens qu’on peut faire avec l’expression anglaise.
Une définition de ce que nous entendons par safe
space sera donnée au fur et à mesure de l’essai.
[ii] Podmore, Julie A. “Gone ‘Underground’? Lesbian
Visibility and the Consolidation of Queer Space in Montreal”. Social & Cultural Geography, 7:4, (2006):
595-625.
Meara Bernadette Kirwin, “All Lez’d Up and Nowhere To
Go. Why are there no lesbian bars in Montreal?”. The McGill Daily (2018).
[iii] Denny, Drew. “Searching for the Last Lesbian Bars in
America”. Broadly (2015).
[iv] Christopher
Bain et Steve Kowch article
[v] Podmore, Julie A. “Gone ‘Underground’? Lesbian
Visibility and the Consolidation of Queer Space in Montreal” (2006), 600.
[vi] Clerval, Anne et Cattan, Nadine. “Un droit à la
ville ? Réseaux virtuels et centralités éphémères des lesbiennes à Paris”.
Université Paris-Est-Créteil, justice
spatiale / spatial justice (2011), 5.
[vii] SPVM, “Histoire de la police à Montréal”, https://spvm.qc.ca/fr/Pages/Decouvrir-le-SPVM/Musee-de-la-police/Histoire-de-la-police-a-Montreal accessed May 16, 2018.
[viii] Chetcuti, Natacha. “Autonomination lesbienne avec les
réseaux numériques”. La Revue Hermes,
69, (2014): 39-41.
[ix] Ibid
[x] Raisonnier, Louisane. “C’est un Match!”. Le Délit (2018).
[xi] Guiton, Amaelle et Autran, Frédéric. “Fuites de données
: Facebook prend l’eau”. Libération
(2018).
[xiii]
Nous utilisons ici le mot « femme » de manière générale, regroupant
les femmes transexuelles ainsi les femmes cisgenres - s’auto-identifiant comme
homosexuelles.
Comments
Post a Comment