Les deux côtés- inégaux et incomparables- de la médaille


Les deux côtés- inégaux et incomparables- de la médaille 
by Marion Daigle

« Mm. les policiers »: deux lettres ouvertes sont publiées sous ce titre dans le Journal de Montréal, le 27 octobre 1977, à la suite de raids policiers d’envergure dans plusieurs bars gais de la ville. Les lettres sont pourtant adressées à un public beaucoup plus élargi que le corps policier. À première vue, elles semblent se répondre l’une à l’autre. Le texte de Louise de Montréal dénonce l’hypocrisie et la violence des forces policières, alors que celui de Mike Desk soutient la prise d’action de la police à « 120 p.c. » Les lettres interagissent ensemble selon le principe de présenter les « deux côtés de la médaille » d’un sujet donné, soit les raids policiers dans cette coupure de journal. Dans l’archive présentée, quels sont les limites, les dangers potentiels, d’une telle approche? Est-ce que l’interaction des deux lettres ouvertes créent vraiment un espace de dialogue pour les lecteur.rices du journal? Dans ce texte, je soutiens que ce n’est pas le cas, que les lettres offrent des points de vue incomparables et qui opèrent dans un milieu social qui discrimine les communautés gaies, et donc favorise plus qu’il n’est dû l’opinion de Mike.

Dans le cas des lettres ouvertes publiées dans le Journal de Montréal, une fausse équivalence est insinuée entre les arguments que les auteur.rices mettent de l’avant. En effet, les thèses des deux textes ne se correspondent pas. En d’autres mots, le principe des « deux côtés de la médaille » n’est pas respecté puisque les thèses ne discutent pas du même sujet. Quoiqu’ils abordent plusieurs thèmes semblables, le sujet au coeur de chacun diffère. Louise argumente que la police de Montréal cible injustement les personnes gaies, et devrait, plutôt, se tourner vers de vrais problèmes et crimes qui se déroulent au sein de la ville. Mike mentionne, au contraire, son soutien pour les forces policières, mais le sujet mis de l’avant dans sa lettre est son opinion selon laquelle les personnes homosexuelles sont un danger pour la société et devraient être enfermées. Ainsi, je suggère que le dialogue proposé entre les deux auteur.rices est une création du journal visant à simuler une conversation à valeur controversée, plutôt qu’un dialogue informatif pour le public.

Dans la lettre de Louise, la valeur humaine des personnes homosexuelles n’est pas objet de débat. En plaçant les deux lettres dans le même segment, comme si en conversation, le sujet de la valeur humaine moindre des personnes gaies est rendu légitimement débattable par le Journal de Montréal. Dans son article « Bending Over Backwards: Traditional Sexism and Trans- Woman-Exclusion Policies », Julia Serano dénonce le rôle habilitant de celleux (qu’elle décrit comme étant une majorité silencieuse) qui, sans pour autant partager des propos haineux, leur permettent de se propager et d’atteindre une légitimité publique.i Dans le contexte actuel du Québec, un regard critique semblable peut être posé sur les débats qui sont permis et jugés acceptable par le grand public et les institutions médiatiques, par exemple, en ce qui concerne la légitimité et valeur des personnes trans. De plus, dans ce même contexte, où pour plusieurs la liberté d’expression inclut les propos haineux et/ou qui dénient ou questionnent l’humanité de certains groupes, l’archive discutée ici met de l’avant des questions toujours pertinentes à ce jour. Tout sujet est-il débattable? Tout dialogue est-il utile? Est-il désirable de débattre avec tous.tes?

Dans son article, Serano soulève que les opinions déshumanisantes et intolérantes sont rarement discutées ouvertement avec les personnes visées par leurs propos violents.ii Le « débat » monté par le Journal de Montréal est justement une expression de ce commentaire, car il n’est pas requis de Mike (et des lecteur.rices qui supporte son point de vue) de discuter avec des gens qui pensent autrement. Peut-elle être changée si l’auteur n’interagit jamais de manière soutenue avec les personnes qu’il considère moindres? Serano soumet que les mots, les dialogues ou discussions sont limité.es, et que les stéréotypes et peurs bigotes ne peuvent être dissipé.es qu’à la suite d’interactions avec les personnes détestées.iii Cela dit, le fardeau de se faire accepter par la société majoritaire ne doit pas reposer uniquement (ou principalement) sur le groupe marginalisé concerné, comme les communautés gaies dans le cas de l’archive.iv Cela représente un travail émotionnel énorme, ainsi que des dangers potentiels pour la sécurité des personnes qui font l’objet d’abus tels que ceux de Mike. Ici, la majorité silencieuse dont parle Serano peut être utile en faisant une partie du travail d’éducation et d’ouverture auprès des personnes rébarbatives.

Qu’en est-il des dialogues qui s’ensuivent entre les lecteur.rices de ce segment du journal? Peuvent-ils profiter des points de vue exprimés par les lettres ouvertes? Certain.es proposeront que oui. En effet, la conversation entre les deux lettres encourage peut-être le lectorat du journal à discuter avec leurs pairs des discriminations auxquelles font face les personnes homosexuelles, de la même manière que Louise et Mike semblent être en conversation. Puis, l’exposition des lecteur.rices à des points de vues qui diffèrent des leurs peut être bénéfique. Cependant, je suggère que les lettres ne forcent pas les lecteur.rices à interagir et à réfléchir au point de vue divergent du leur. Les lecteur.rices peuvent lire les deux lettres et n’en discuter qu’avec les personnes qui partagent les mêmes opinions. Ainsi, les deux lettres ouvertes ont l’apparence d’un dialogue, sans que les lecteur.rices y participent véritablement. Les éléments transformateurs d’échange et d’écoute sont absents. De plus, les personnes affectées par l’homophobie demeurent en position vulnérable, alors que les points de vue violents semblables à ceux de Mike sont accordés plus de visibilité et légitimité sous prétexte de montrer les deux côtés de la médaille.

Les raids policiers d’octobre 1977 à Montréal ont beaucoup attiré l’attention des médias et des habitant.es de la ville. Les lettres de Louise et Mike ne sont certainement pas uniques. En explorant les dynamiques et les ramifications de l’interaction entre les deux lettres, j’ai souhaité démontrer que tout sujet n’est pas débattable, et que dialogue ne s’ensuit pas nécessairement en offrant une plateforme commune à deux points de vue divergents. Aussi, l’analyse de l’archive est pertinente au contexte actuel et aux questions que l’on se pose au Québec quant au sens véritable et aux limites du concept de liberté d’expression.


i Julia Serano,“Bending Over Backwards: Traditional Sexism and Trans-Woman-Exclusion Policies,” in Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, (Emeryville: Seal Press, 2007): 244.

ii Ibid.: 237. iii Ibid.

iv Voir ici, dans le contexte actuel, Kat Blaque discuter des ramifications de la demande constante qu’elle reçoit d’éduquer les autres:Kat Blaque “Why Pressuring Someone to ‘Educate’ You About Their Struggles Is Oppression, Not Understanding,” Everyday Feminism, 30 juin 2015,
https://everydayfeminism.com/2015/06/problem-with-educate-me/

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