Lorsque la réalité ne correspond pas au format de la boîte ou; La bisexualité et le refus de catégorisation

Lorsque la réalité ne correspond pas au format de la boîte ou; La bisexualité et le refus de catégorisation
By Eloïse Lévesque-Péricard

            Dès notre naissance et notre éveil au monde, notre cerveau apprend à décoder certains repères nous permettant de comprendre ce qui nous entoure, ainsi qu’à nous positionner par rapport à ces éléments. Les catégories permettent de trier et classer l’information pour en faciliter  sa compréhension. Sans les catégories, tout apprentissage serait pratiquement impossible. Toutes les disciplines comportent différentes théories classées par affinités et, il en est de même pour les éléments trouvés dans la nature : les animaux, les plantes, les insectes et les matériaux sont organisés en familles. Pourtant, à la lecture d’un article paru dans un journal datant de 1984, intitulé Trying to identify with two worlds et traitant de bisexualité: j’ai été interpellé par un passage m’ayant fait réaliser que ces catégories ne sont pas hermétiques et, qu’au contraire, il y a quelque chose de controuvé en elles. Cela me fit réfléchir à l’artificialité possible de certaines (sinon toutes) les catégories. Si la classification que nous faisons ne se compose pas, en vérité, de groupes d’éléments distincts et, qu’il y a plutôt tout un état d’existence en gradation entre celles-ci dans la nature; serait-il possible que les catégories soient une construction humaine nous permettant simplement de produire un langage intelligible (nommer, classer, catégoriser)? La bisexualité est, je le crois, un bon exemple de cette absence de division entre toutes choses et je tenterai d’expliquer cette certitude à l’aide de l’article précédemment mentionné ainsi que d’autres sources. J’expliquerai d’abord comment la ‘’continuité’’, entre les catégories créées pour nommer les orientations sexuelles, est en fait l’expression de la bisexualité et, que c’est une notion naturelle, voire scientifique. De plus, je me pencherai sur l’argument de Freud concernant le danger de la bisexualité comme agent déstabilisateur en raison de son ambivalence. Et, finalement, j’aborderai le refus de reconnaissance du fait bisexuel et pourquoi il est exclu par les individus de toutes les autres orientations.
            Trying to identify with two worlds, écrit par Christopher Cockrill et Paula Siepniewicz, est initialement paru dans le McGill Daily, avant d’être à nouveau publié par le Guay Issue du 20 mars 1984. Les auteurs font valoir l’argument que la bisexualité, dans la société de 1984 (mais qui pourrait tout autant s’appliquer à aujourd’hui selon moi); n’a pas sa place, tant auprès des hétérosexuels qu’au sein des milieux gay et lesbiens[i]. Le passage qui m’interpella initialement est en fait une citation d’Alfred Kinsey. Le Dr. Kinsey « était un biologiste américain, professeur d'entomologie et de zoologie, et sexologue [qui fonda] l'Institut pour la recherche sur le sexe à l'Université de l'Indiana »[ii]. Dans cette citation, le Dr. Kinsey indique qu’il y a très peu de catégories distinctes dans la nature et, fait d’ailleurs valoir que c’est un principe fondamental de la taxonomie. Il ajoute que ce qui compose le monde vivant s’échelonne dans la continuité et, que cela s’applique également à la sexualité humaine.[iii] Quelle est donc cette continuité lorsqu’il s’agit de sexualité? Nous avons nommé certaines catégories : hétérosexualité et homosexualité (qui comprend des sous-catégories), pour exprimer quelque chose de définissable et qui est fixe dans son interprétation. La continuité, qui peut aussi être qualifiée de fluidité, à laquelle réfère le Dr. Kinsey, comporterait deux éléments : le genre et l’orientation. Lorsqu’il s’agit de genre, il fait référence à la diversité d’expression et d’identification, féminine et masculine (l’un n’exclut pas l’autre chez un même individu selon cette définition) et, en dehors de son sexe physique. On pourrait aussi parler de transsexualité mais cela est un terme assez restrictif si on adhère à l’idée du Dr. Kinsey. La continuité ou fluidité d’orientation, elle, a également un nom : la bisexualité. C’est une notion mais, on peut difficilement la qualifier de catégorie puisqu’elle se distingue justement par son ambivalence et son refus d’être classé en une seule ‘’boite’’. Il s’agirait donc de cette continuité, abordée par le Dr. Kinsey, entre l’hétérosexualité et l’homosexualité. Ces deux catégories seraient en fait des constructions sociales : des noms donnés à certaines expressions de la sexualité humaine, nous permettant de rendre notre monde intelligible.     
            Forcer l’abandon des catégories remet en question la structure même de la pensée et du langage humain. Il n’y a qu’un pas à faire pour avancer que la cohésion sociale en serait menacée. Les auteurs de Trying to identify with two worlds mentionnent que Freud, avec sa théorie sur la bisexualité, exprime bien la crainte que nos sociétés et ses institutions puissent être menacées celle-ci. Freud croyait que nous sommes tous bisexuels de naissance mais, que c’est une phase qui doit être surmontée pour ne pas tomber dans la perversion à l’âge adulte; chose qui serait culturellement inacceptable. Il ne faudrait donc pas permettre, selon Freud, que « la libido oscille entre les objets mâle et femelle ».[iv] Revenir à cet état ‘’primitif’’ d’ambivalence serait une régression pour l’individu. D’ailleurs, l’idée que la bisexualité est ‘’culturellement inacceptable’’ comprend une notion de supériorité sociale entre les peuple et les nations. L’acceptation sociale de la bisexualité serait également une régression de la civilisation selon son argument. Cette ambivalence et ce refus de se conformer compromet la seule catégorie d’orientation qui était, à l’époque de Freud, socialement acceptable : l’hétérosexualité. Je crois que l’interprétation Freudienne de l’ambivalence créée par la bisexualité s’inscrit bien dans la mentalité conformiste de son époque. Cette théorie a depuis été ardemment critiquée, par la sociologue et psychanalyste Nancy J. Chodorow entre-autre, en raison de ses généralisations et des stéréotypes qu’elle perpétue. De plus, Lucie Lembrez (dans sa thèse intitulée Mécanismes de la sexualité en France, bisexualité et enjeux sociétaux : l’essor d’une nouvelle révolution sexuelle), mentionne d’ailleurs que Freud a de la difficulté à nommer la bisexualité comme une catégorie, au même titre que l’homosexualité et l’hétérosexualité.[v] 
            De nos jours, il est de plus en plus généralement admis que l’hétérosexualité n’est pas de l’unique vérité, qu’il y a différentes orientations sexuelles et une multitude de façon de définir le genre. La bisexualité a pourtant de la difficulté à se faire reconnaitre socialement comme une réalité dans la civilisation occidentale contemporaine. Christopher Cockrill et Paula Siepniewicz, les auteurs de Trying to identify with two worlds, mentionnent que peu d’individus assument leur bisexualité ouvertement et se sentent souvent obligés de choisir entre une orientation hétéro ou homosexuelle. D’autres vont ajuster leur comportement sexuel en fonction des communautés (hétéro ou homo) dans leur but d’avoir un accès libre au sein de chaque groupe. Finalement, certains mènent une double vie en raison de la difficulté de reconnaitre cette fluidité dans leur orientation. Autant chez les gays et lesbiennes que chez les hétérosexuels : la bisexualité est souvent niée comme vérité. Les auteurs ajoutent également que, même si notre société s’est habituée à la présence des communautés homosexuelles, la réalité bisexuelle est souvent ignorée. L’isolation des communautés gay et lesbiennes protégerait les sensibilités des hétéros et préserveraient l’État et la famille.[vi] Les divisions, et donc l’apparence de catégories hermétiques, aurait pour effet de rassurer les hétérosexuels; que l’acceptation d’une réalité homosexuelle ne met pas en péril l’intégrité des acquis hétéros. L’existence d’une continuité/fluidité entre ces deux catégories vient totalement compromettre cette idée. De plus, l’identification exclusive à une communauté gay ou lesbienne comporte des dimensions politiques et culturelles importantes. Un besoin de solidarité dans la lutte de ces communautés requerrait l’exclusion des personnes qui s’identifient comme bisexuelles[vii], et peut également aller jusqu’à de l’hétérosexisme (puisque les bisexuels peuvent être perçus par certains comme des hétérosexuels jouant un rôle). Le rejet de la réalité bisexuelle oscille donc entre l’invisibilité et un refus violent d’association. À la contrainte d’assumer à la fois son désir pour les partenaires de même sexe auprès des hétérosexuels et, celle d’assumer son attirance pour l’autre sexe face aux communautés gays et lesbiennes; s’ajoute la pression, des deux groupes, pour la promotion de la monosexualité.[viii] « La monosexualité est le fait de ressentir une attirance physique, ou le fait de maintenir des relations amoureuses, sentimentales et sexuelles uniquement envers des personnes d'un seul sexe »[ix] mais, puisque la monosexualité est perçut comme une norme, par une majorité de d’hétérosexuels et d’homosexuels; elle devient une forme d’oppression à l’encontre de ceux qui se disent bisexuels. Ceux qui se disent ouvertement bisexuels font face à du dénigrement, aussi appelé biphobie, et sont souvent considérés par déviants même dans la communauté homosexuelle[x]. Cette dernière a beaucoup lutté pour ses droits et il peut être difficile de comprendre ce refus d’ouverture. Le fait est que les gays et les lesbiennes ont fait le même apprentissage du monde que les hétérosexuels. Ils ont aussi apris à nommer et définir les choses : à catégoriser. L’espace ‘’qui sépare’’ les catégories est rassurant puisqu’il préserve les repères que l’on s’est créés somme société. Les bisexuels, tous comme les transsexuels, remettent en question ces catégories et nous forcent à évoluer dans notre compréhension du monde et de la réalité dans son ensemble.
            L’idée abordée par Christopher Cockrill et Paula Siepniewicz : la difficulté de la reconnaissance sociale de la bisexualité comme réalité est, 34 ans plus tard, encore un défi à relever selon moi. Le niveau d’acceptation varie beaucoup d’un individu et d’un milieu à l’autre. En revanche, c’est l’éveil collectif à la notion que les catégories sont des créations artificielles qu’il faut promouvoir, pour que l’ambiguïté de la sexualité soit reconnue comme quelque chose qui a toujours été présent dans la nature : puisqu’il n’y a pas de ‘’vide’’ entre les éléments et les espèces. Il n’y a qu’à examiner le tableau périodique des éléments pour comprendre qu’entre chaque particule qui compose notre univers; il n’y qu’un état d’existence en gradation, un atome à la fois, et que d’une certaine façon, à peu près rien ne nous sépare les uns des autres si ce n’est que quelques particules d’incompréhension. 



            1. Christopher Cockrill, Paula Siepniewicz, “Trying to identify with two worlds,” Gay Issue, 20 mars 1984, vol 4, no 43, p. 19.

            2. “Dr. Alfred C. Kinsey,ˮ Kinsey Institute, Indiana University, consulté le 14 mai, 2018,  https://www.kinseyinstitute.org/about/history/alfred-kinsey.php

            3. Christopher Cockrill, Paula Siepniewicz, “Trying to identify with two worlds,” Gay Issue, 20 mars 1984, vol 4, no 43, p. 19.
           
            4. Ibid.

            5. Wikipédia, “Bisexualité (psychanalyse),ˮ dernière modification effectuée le 10 avril, 2018, https://fr.wikipedia.org/wiki/Bisexualit%C3%A9_(psychanalyse), paragraphe 5 (Critiques).

            6. Christopher Cockrill, Paula Siepniewicz, “Trying to identify with two worlds,” Gay Issue, 20 mars 1984, vol 4, no 43, p. 19.

            7. Ibid.

            8. Milaine Alarie, Stéphanie Gaudet, “« I Don’t Know If She Is Bisexual or If She Just Wants to Gets Attention »: Analyzing the Various Mechanism Through Which Emerging Adults Invisibilize Bisexuality,ˮ Journal of Bisexuality, 2013, 13: 191-214, doi-org.proxy3.library.mcgill.ca/10.1080/15299716.2013.780004.

            9. Wikipedia, “Monosexualité,ˮ dernière modification effectuée le 14 décembre, 2017, https://fr.wikipedia.org/wiki/Monosexualit%C3%A9

            10. Milaine Alarie, Stéphanie Gaudet, “« I Don’t Know If She Is Bisexual or If She Just Wants to Gets Attention »: Analyzing the Various Mechanism Through Which Emerging Adults Invisibilize Bisexuality,ˮ Journal of Bisexuality, 2013, 13: 191-214, doi-org.proxy3.library.mcgill.ca/10.1080/15299716.2013.780004.

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